Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 3

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Traduction Michaud.
Firmin Didot, 1907 (Livre I, pp. 28.29-40.41).
Chapitre 3
Texte 1595
Texte 1907
Nos affections s’emportent au dela de nous.





CHAPITRE III.


Nos affections s’emportent au dela de nous.



Cevx qui accusent les hommes d’aller tousiours béant après les choses futures, et nous apprennent à nous saisir des biens presens, et nous rassoir en ceux-là, comme n’ayants aucune prise sur ce qui est à venir, voire assez moins que nous n’auons sur ce qui est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs : s’ils osent appeller erreur, chose à quoy nature mesme nous achemine pour le seruice de la continuation de son ouurage, nous imprimant, comme assez d’autres, cette imagination fausse, plus ialouse de nostre action, que de nostre science. Nous ne sommes iamais chez nous, nous sommes tousiours au delà. La crainte, le désir, l’espérance, nous eslancent vers l’aduenir : et nous desrobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus. Calamitosus est animus futuri anxius.Ce grand précepte est souuent allégué en Platon, Fay ton faict, et te congnoy. Chascun de ces deux membres enueloppe generallement tout nostre deuoir : et semblablement enueloppe son compagnon. Qui auroit à faire son faict, verroit que sa première leçon, c’est cognoistre ce qu’il est, et ce qui luy est propre. Et qui se cognoist, ne prend plus l’estranger faict pour le sien : s’ayme, et se cultiue auant toute autre chose : refuse les occupations superflues, et les pensées, et propositions inutiles. Comme la folie quand on luy octroyera ce qu’elle désire, ne sera pas contente : aussi est la sagesse contente de ce qui est présent, ne se desplait iamais de soy. Epicurus dispense son sage de la preuoyance et soucy de l’aduenir.Entre les loix qui regardent les trespassez, celle icy me semble autant solide, qui oblige les actions des Princes à estre examinees après leur mort : ils sont compagnons, sinon maistres des loix : ce que la Iustice n’a peu sur leurs testes, c’est raison qu’elle l’ayt sur leur reputation, et biens de leurs successeurs : choses que souuent nous préférons à la vie. C’est vne vsance qui apporte des commoditez singulières aux nations où elle est obseruee, et désirable à tous bons Princes : qui ont à se plaindre de ce, qu’on traitte la mémoire des meschants comme la leur. Nous deuons la subiection et obéissance également à tous Rois : car elle regarde leur office : mais l’estimation, non plus que l’affection, nous ne la deuons qu’à leur vertu. Donnons à l’ordre politique de les souffrir patiemment, indignes : de celer leurs vices : d’aider de nostre recommandation leurs actions indifferentes, pendant que leur auctorité a besoin de nostre appuy. Mais nostre commerce finy, ce n’est pas raison de refuser à la Iustice, et à nostre liberté, l’expression de noz vrays ressentiments : et nommément de refuser aux bons subiects, la gloire d’auoir reueremment et fidellement serui vn maistre, les imperfections duquel leur estoient si bien cognues : frustrant la postérité d’vn si vtile exemple. Et ceux, qui, par respect de quelque obligation priuee espousent iniquement la mémoire d’vn Prince mesloüable, font iustice particulière aux despends de la Iustice publique. Titus Liuius dict vray, que le langage des hommes nourris sous la Royauté, est tousiours plein de vaines ostentations et faux tesmoignages : chascun esleuant indifferemment son Roy, à l’extrême ligne de valeur et grandeur souueraine. On peult reprouuer la magnanimité de ces deux soldats, qui respondirent à Neron, à sa barbe, l’vn enquis de luy, pourquoy il luy vouloit mal : Ie t’aimoy quand tu le valois : mais despuis que tu es deuenu parricide, boutefeu, basteleur, cochier, ie te hay, comme tu mérites. L’autre, pourquoy il le vouloit tuer ; Par ce que ie ne trouue autre remède à tes continuels malefices. Mais les publics et vniuersels tesmoignages, qui après sa mort ont esté rendus, et le seront à tout iamais, à luy, et à tous meschans comme luy, de ses tiranniques et vilains deportements, qui de sain entendement les peut reprouuer ?Il me desplaist, qu’en vne si saincte police que la Lacedemonienne, se fust meslée vne si feinte ceremonie à la mort des Roys. Tous les confederez et voysins, et tous les Ilotes, hommes, femmes, pesle-mesle, se descoupoient le front, pour tesmoignage de deuil : et disoient en leurs cris et lamentations, Que celuy la, quel qu’il eust esté, estoit le meilleur Roy de tous les leurs : attribuants au reng, le los qui appartenoit au merite ; et, qui appartient au premier merite, au postreme et dernier reng.Aristote, qui remue toutes choses, s’enquiert sur le mot de Solon, Que nul auant mourir ne peut estre dict heureux. Si celuy la mesme, qui a vescu, et qui est mort à souhait, peut estre dict heureux, si sa renommee va mal, si sa posterité est miserable. Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par preoccupation où il nous plaist : mais estant hors de l’estre, nous n’auons aucune communication auec ce qui est. Et seroit meilleur de dire à Solon, que iamais homme n’est donc heureux, puis qu’il ne l’est qu’apres qu’il n’est plus.

quisquam
Vix radicitus è vita se tollit, et eiicit :
Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse,
Nec remouet salis à proieclo corpore sese, et
Vindicat.

Bertrand du Glesquin mourut au siege du Chasteau de Rancon, près du Puy en Auuergne : les assiegez s’estans rendus apres, furent obligez de porter les clefs de la place sur le corps du trespassé. Barthélémy d’Aluiane, General de l’armee des Vénitiens, estant mort au seruice de leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant esté rapporté à Venise par le Veronois, terre ennemie ; la pluspart de ceux de l’armee estoient d’aduis, qu’on demandast sauf-conduit pour le passage à ceux de Veronne : mais Theodore Triuulce y contredit ; et choisit plustost de le passer par viue force, au hazard du combat : N’estant conuenable, disoit-il, que celuy qui en sa vie n’auoit iamais eu peur de ses ennemis, estant mort fist démonstration de les craindre. De vray, en chose voisine, par les loix Grecques, celuy qui demandoit à l’ennemy vn corps pour l’inhumer, renonçoit à la victoire, et ne lui estoit plus loisible d’en dresser trophee : à celuy qui en estoit requis, c’estoit tiltre de gain. Ainsi perdit Nicias l’auantage qu’il auoit nettement gaigné sur les Corinthiens : et au rebours, Agesilaus asseura celuy qui luy estoit bien doubteusement acquis sur les Bœotiens.Ces traits se pourroient trouuer estranges, s’il n’estoit receu de tout temps, non seulement d’estendre le soing de nous, au delà cette vie, mais encore de croire, que bien souuent les faneurs celestes nous accompaignent au tombeau, et continuent à nos reliques. Dequoy il y a tant d’exemples anciens, laissant à part les nostres, qu’il n’est besoing que ie m’y estende. Edouard premier Roy d’Angleterre, ayant essayé aux longues guerres d’entre luy et Robert Roy d’Escosse, combien sa présence donnoit d’aduantage à ses affaires, rapportant tousiours la victoire de ce qu’il entreprenoit en personne ; mourant, obligea son fils par solennel serment, à ce qu’estant trespassé, il fist bouillir son corps pour desprendre sa chair d’auec les os, laquelle il fit enterrer : et quant aux os, qu’il les reseruast pour les porter auec luy, et en son armee, toutes les fois qu’il luy aduiendroit d’auoir guerre contre les Escossois : comme si la destinée auoit fatalement attaché la victoire à ses membres. Iean Zischa, qui troubla la Bohême pour la deffence des erreurs de VViclef, voulut qu’on l’escorchast après sa mort, et de sa peau qu’on fist vn tabourin à porter à la guerre contre ses ennemis : estimant que cela ayderoit à continuer les aduantages qu’il auoit eus aux guerres, par luy conduictes contre eux. Certains Indiens portoient ainsin au combat contre les Espaignols, les ossemens d’vn de leurs Capitaines, en considération de l’heur qu’il auoit eu en viuant. Et d’autres peuples en ce mesme monde, traînent à la guerre les corps des vaillans hommes, qui sont morts en leurs batailles, pour leur seruir de bonne fortune et d’encouragement. Les premiers exemples ne reseruent au tombeau, que la réputation acquise par leurs actions passées : mais ceux-cy y veulent encore mesler la puissance d’agir.Le faict du Capitaine Bayard est de meilleure composition, lequel se sentant blessé à mort d’vne harquebusade dans le corps, conseillé de se retirer de la meslee, respondit qu’il ne commenceroit point sur sa fin à tourner le dos à l’ennemy : et ayant combatu autant qu’il eut de force, se sentant défaillir, et eschapper du cheual, commanda à son maistre d’hostel, de le coucher au pied d’vn arbre : mais que ce fust en façon qu’il mourust le visage tourné vers l’ennemy : comme il fit.Il me faut adiouster cet autre exemple aussi remarquable pour cette considération, que nul des precedens. L’Empereur Maximilian bisayeul du Roy Philippes, qui est à présent, estoit Prince doué de tout plein de grandes qualitez, et entre autres d’vne beauté de corps singulière : mais parmy ces humeurs, il auoit ceste cy bien contraire à celle des Princes, qui pour despescher les plus importants affaires, font leur throsne de leur chaire percee : c’est qu’il n’eut iamais valet de chambre, si priué, à qui il permist de le voir en sa garderobbe : il se desroboit pour tomber de l’eau, aussi religieux qu’vne pucelle à ne descouurir ny à Médecin ny à qui que ce fust les parties qu’on a accoustumé de tenir cachées. Moy qui ay la bouche si effrontée, suis pourtant par complexion touché de cette honte : si ce n’est à vne grande suasion de la nécessité ou de la volupté, ie ne communique gueres aux yeux de personne, les membres et actions, que nostre coustume ordonne estre couuertes : i’y souffre plus de contrainte que ie n’estime bien seant à vn homme, et sur tout à vn homme de ma profession : mais luy en vint à telle superstition, qu’il ordonna par parolles expresses de son testament, qu’on luy attachast des calessons, quand il seroit mort. Il deuoit adiouster par codicille, que celuy qui les luy monteroit eust les yeux bandez. L’ordonnance que Cyrus faict à ses enfans, que ny eux, ny autre, ne voye et touche son corps, après que l’ame en sera séparée : ie l’attribue à quelque sienne deuotion : car et son Historien et luy, entre leurs grandes qualitez, ont semé par tout le cours de leur vie, vn singulier soin et reuerence à la religion.Ce conte me despleut, qu’vn grand me fit d’vn mien allié, homme assez cogneu et en paix et en guerre. C’est que mourant bien vieil en sa cour, tourmenté de douleurs extremes de la pierre, il amusa toutes ses heures dernieres auec vn soing vehement, à disposer l’honneur et la ceremonie de son enterrement : et somma toute la noblesse qui le visitoit, de luy donner parolle d’assister à son conuoy. À ce Prince mesme, qui le vid sur ces derniers traits, il fit vne instante supplication que sa maison fust commandee de s’y trouuer ; employant plusieurs exemples et raisons, à prouuer que c’estoit chose qui appartenoit à vn homme de sa sorte : et sembla expirer content ayant retiré cette promesse, et ordonné à son gré la distribution, et ordre de sa montre. Ie n’ay guère veu de vanité si perseuerante.Cette autre curiosité contraire, en laquelle ie n’ay point aussi faute d’exemple domestique, me semble germaine à ceste-cy : d’aller se soignant et passionnant à ce dernier poinct, à regler son conuoy, à quelque particulière et inusitée parsimonie, à vn seruiteur et vne lanterne. Ie voy louer cett’humeur, et l’ordonnance de Marcus Æmylius Lepidus, qui deffendit à ses héritiers d’employer pour luy les cérémonies qu’on auoit accoustumé en telles choses. Est-ce encore tempérance et frugalité, d’euiter la despence et la volupté, desquelles l’vsage et la cognoissance nous est imperceptible ? Voila vne aisée reformation et de peu de coust. S’il estoit besoin d’en ordonner, ie seroy d’aduis, qu’en celle là, comme en toutes actions de la vie, chascun en rapportast la regle, au degré de sa fortune. Et le Philosophe Lycon prescrit sagement à ses amis, de mettre son corps où ils aduiseront pour le mieux : et quant aux funerailles, de les faire ny superflues ny mechaniques. Ie lairrois purement la coustume ordonner de cette ceremonie, et m’en remettray à la discrétion des premiers à qui ie tomberay en charge. Totiis hic locus est contemnendus in nobis, non negligendus in nostris. Et est sainctement dict à vn sainct : Curatio funeris, conditio sepulturæ, pompa exequiarum, magis sunt viuorum solatia, quàm subsidia mortuorum. Pourtant Socrates à Criton, qui sur l’heure de sa fin luy demande, comment il veut estre enterré : Comme vous voudrez, respond-il. Si i’auois à m’en empescher plus auant, ie trouuerois plus galand, d’imiter ceux qui entreprennent viuans et respirans, iouyr de l’ordre et honneur de leur sepulture : et qui se plaisent de voir en marbre leur morte contenance. Heureux qui sachent resiouyr et gratifier leur sens par l’insensibilité, et viure de leur mort !À peu, que ie n’entre en haine irréconciliable contre toute domination populaire : quoy qu’elle me semble la plus naturelle et équitable : quand il me souuient de cette inhumaine iniustice du peuple Athenien : de faire mourir sans remission, et sans les vouloir seulement ouïr en leurs défenses, ces braues Capitaines, venants de gaigner contre les Lacedemoniens la bataille naualle près les Isles Arginenses : la plus contestee, la plus forte bataille, que les Grecs aient onques donnee en mer de leurs forces : par ce qu’après la victoire, ils auoient suiuy les occasions que la loy de la guerre leur presentoit, plustost que de s’arrester à recueillir et inhumer leurs morts. Et rend cette exécution plus odieuse, le faict de Diomedon. Cettuy cy est l’vn des condamnez, homme de notable vertu, et militaire et politique : lequel se tirant auant pour parler, après auoir ouy l’arrest de leur condemnation, et trouuant seulement lors temps de paisible audience, au lieu de s’en seruir au bien de sa cause, et à descouurir l’euidente iniquité d’vne si cruelle conclusion, ne représenta qu’vn soin de la conseruation de ses iuges : priant les Dieux de tourner ce iugement à leur bien : et à fin que, par faute de rendre les vœux que luy et ses compagnons auoient voué, en recognoissance d’vne si illustre fortune, ils n’attirassent l’ire des Dieux sur eux, les aduertissant quels vœux c’estoient. Et sans dire autre chose, et sans marchander, s’achemina de ce pas courageusement au supplice.La fortune quelques années après les punit de mesme pain souppe. Car Chabrias Capitaine general de leur armee de mer, ayant eu le dessus du combat contre Pollis Admiral de Sparte, en l’isle de Naxe, perdit le fruict tout net et content de sa victoire, tres-important à leurs affaires, pour n’encourir le malheur de cet exemple, et pour ne perdre peu de corps morts de ses amis, qui flottoyent en mer, laissa voguer en sauueté vn monde d’ennemis viuants, qui depuis leur feirent bien acheter cette importune superstition.

Quæris, quo iaceas, post obitum, loco ?
Quo non nata iacent.

Cet autre redonne le sentiment du repos, à vn corps sans ame,

Neque sepulcrum, quo recipiat, habeat portum corporis :
Vbi, remissa humana vita, corpus requiescat à malis.

Tout ainsi que nature nous faict voir, que plusieurs choses mortes ont encore des relations occultes à la vie. Le vin s’altere aux caues, selon aucunes mutations des saisons de sa vigne. Et la chair de venaison change d’estat aux saloirs et de goust, selon les loix de la chair viue, à ce qu’on dit.




CHAPITRE III.


Nous prolongeons nos affections et nos haines
au delà de notre propre durée.


L’homme se préoccupe trop de l’avenir. — Ceux qui reprochent aux hommes de toujours aller se préoccupant des choses futures, et nous engagent à jouir des biens présents et à nous en contenter, observant que nous n’avons pas prise sur ce qui est à venir, que nous en avons même moins que sur ce qui est passé, s’attaquent à la plus répandue des erreurs humaines ; si on peut appeler erreur, un penchant qui, bien que nous y soyons convié par la nature elle-même, en vue de la continuation de son œuvre, fausse, comme tant d’autres choses, notre imagination, chez laquelle l’action est un besoin, alors même que nous ne savons pas où cela nous mène. Nous ne sommes jamais en nous, nous sommes toujours au delà ; la crainte, le désir, l’espérance nous relancent constamment vers l’avenir, nous dérobant le sentiment et l’examen de ce qui est, pour nous amuser de ce qui sera ; bien qu’à ce moment nous ne serons plus : « Tout esprit inquiet de l’avenir, est malheureux (Sénèque). »

Son premier devoir est de chercher à se bien connaître. — « Fais ce pourquoi tu es fait et connais-toi toi-même », est un grand précepte souvent cité dans Platon. Chacun des deux membres de cette proposition, pris séparément, nous trace notre devoir dans son entier, l’un complète l’autre. Qui s’appliquerait à faire ce pourquoi il est fait, s’apercevrait qu’il lui faut tout d’abord acquérir cette connaissance de lui-même et de ce à quoi il est propre ; et celui qui se connaît, ne fait pas erreur sur ce dont il est capable ; il s’aime, et tendant avant tout à améliorer sa condition, il écarte les occupations superflues, les pensées et les projets inutiles. De même que la folie n’est jamais satisfaite lors même qu’on cède à ses désirs, la sagesse, toujours satisfaite du présent, n’est jamais mécontente d’elle-même ; au point qu’Épicure estime que ni la prévoyance, ni le souci de l’avenir ne sont de nécessité pour le sage.

On doit obéissance aux rois, mais l’estime et l’affection ne sont dues qu’à leurs vertus. — Parmi les lois qui ont été établies, concernant l’homme après sa mort, celle qui soumettait les actions des princes à un jugement posthume, me semble des mieux fondées. Les princes sont, en effet, soumis aux lois et non au-dessus d’elles ; et, par ce fait même que la justice, de leur vivant, a été impuissante contre eux, il est équitable que, lorsqu’ils ne sont plus, elle ait action sur leur réputation et sur les biens qu’ils laissent à leurs successeurs, choses que souvent nous préférons à la vie. C’est un usage qui procure de sérieux avantages aux nations qui le pratiquent ; et les bons princes, qui ont sujet de se plaindre, quand on traite la mémoire des méchants comme la leur, doivent le désirer. — Nous devons soumission et obéissance à tous les rois, qu’ils soient bons ou mauvais, cela est indispensable pour leur permettre de remplir leur charge ; mais notre estime et notre affection, nous ne les leur devons que s’ils les méritent. Admettons que les nécessités de la politique nous obligent à les supporter patiemment, si indignes qu’ils puissent être ; à dissimuler leurs vices, à appuyer autant qu’il est en notre pouvoir, leurs actes quels qu’ils soient, quand cet appui est nécessaire à leur autorité ; mais ce devoir rempli, ce n’est pas une raison pour que nous refusions à la justice et que nous n’ayons pas la liberté d’exprimer à leur endroit nos ressentiments, si nous en avons de fondés ; et en particulier, que nous nous refusions à honorer ces bons serviteurs qui, bien que connaissant les imperfections du maître, l’ont servi avec respect et fidélité, exemple qu’il y a utilité à transmettre à la postérité. — Ceux qui, par les obligations personnelles qu’ils lui ont, défendent à tort la mémoire d’un prince qui en est indigne, font, en agissant ainsi, acte de justice privée, aux dépens de la justice publique. Tite-Live dit vrai, quand il écrit que le langage des hommes inféodés à la royauté, est toujours plein de vaines ostentations et de faux témoignages ; chacun faisant de son roi, quels que soient ses mérites, un souverain dont la valeur et la grandeur ne sauraient être dépassées. On peut désapprouver la magnanimité de ces deux soldats, répondant en pleine face à Néron, qui leur demandait : à l’un, pourquoi il lui voulait du mal : « Je t’aimais, quand tu en étais digne ; mais depuis que tu es devenu parricide, incendiaire, histrion, cocher, je te hais, comme tu le mérites » ; à l’autre, pourquoi il voulait le tuer : « Parce que je ne vois pas d’autre remède à tes continuels méfaits » ; mais quel homme de bon sens peut trouver à redire aux témoignages publics et universels qui, après sa mort, ont été portés contre ce prince, pour ses tyranniques et odieux débordements, et qui l’ont stigmatisé à tout jamais, et, avec lui, tout méchant comme lui.

Je regrette que, dans les usages et coutumes si sages de Lacédémone, ait été introduite cette cérémonie si empreinte de fausseté : À la mort des rois, tous les confédérés et peuples voisins, ainsi que tous les Ilotes, hommes et femmes, allaient pêle-mêle, se tailladant le front en signe de deuil, disant dans leurs cris et lamentations que le défunt, quel qu’il eût été, était le meilleur de tous les rois qu’ils avaient eus ; donnant ainsi à la situation les louanges qui auraient dû revenir au mérite et reléguant au dernier rang ce qui le constitue et lui assigne le premier.

Réflexions sur ce mot de Solon, que nul, avant sa mort, ne peut être dit heureux. — Aristote, qui traite tous les sujets, recherche à propos de ce mot de Solon : « Que nul, avant sa mort, ne peut être dit heureux », si celui-là même qui a vécu et a eu une mort telle qu’on peut la souhaiter, peut être qualifié d’heureux, s’il laisse une mauvaise renommée ou sa postérité dans le malheur. Tant que nous vivons, nous avons la faculté de faire que notre pensée se reporte où nous voulons ; quand nous avons cessé d’exister, nous n’avons plus aucune communication avec le monde vivant, c’est pourquoi Solon eût été mieux fondé à dire que jamais l’homme n’est heureux, puisqu’il ne peut l’être qu’après sa mort : « On trouve à peine un sage qui s’arrache totalement à la vie et la rejette ; ignorant de l’avenir, l’homme s’imagine qu’une partie de son être lui survit, et il ne peut s’affranchir de ce corps qui périt et tombe (Lucrèce). »

Honneurs rendus et influence prêtée à certains, après leur mort. — Bertrand du Guesclin mourut au siège du château de Randon, près du Puy, en Auvergne ; les assiégés ayant capitulé après sa mort, furent contraints d’aller déposer les clefs de la place sur son cadavre. — Barthélémy d’Alviane, général de l’armée vénitienne, étant mort en guerroyant autour de Brescia, il fallait, pour ramener son corps à Venise, traverser le territoire ennemi de Vérone ; la plupart des chefs vénitiens étaient d’avis qu’on demandât un sauf-conduit aux Véronais, pour le passage dans leur état ; Théodore Trivulce s’y opposa, préférant passer de vive force, dut-on combattre : « N’étant pas convenable, dit-il, que celui qui, en sa vie, n’avait jamais eu peur de ses ennemis, semblât les redouter après sa mort. » — Les lois grecques nous présentent quelque chose d’analogue : celui qui demandait un corps à l’ennemi, pour lui rendre les honneurs de la sépulture, renonçait par cela même à la victoire, et il ne pouvait plus la consacrer par un trophée ; celui auquel la demande était faite, était réputé vainqueur. Nicias perdit ainsi l’avantage, qu’il avait cependant nettement gagné sur les Corinthiens ; et inversement, Agésilas assura de la sorte un succès des plus douteux remporté sur les Béotiens.

Ces faits pourraient paraître étranges si, de tous temps, à la préoccupation de lui-même au delà de cette vie, l’homme n’avait joint la croyance que bien souvent les faveurs célestes nous accompagnent au tombeau et s’étendent à nos restes ; les exemples sur ce point abondent tellement, chez les anciens comme chez nous, qu’il ne m’est pas besoin d’insister. — Édouard premier, roi d’Angleterre, ayant constaté dans ses longues guerres contre Robert, roi d’Écosse, combien sa présence contribuait à ses succès, la victoire lui demeurant partout où il se trouvait en personne ; sur le point de rendre le dernier soupir, obligea son fils, par un serment solennel, à faire, une fois mort, bouillir son corps ; pour que, les chairs se séparant des os, il enterrât celles-là et transportât ceux-ci avec lui à l’armée, chaque fois qu’il marcherait contre les Écossais ; comme si la destinée avait fatalement attaché la victoire à la présence de ses ossements. — Jean Ghiska, qui troubla la Bohême pour la défense des erreurs de Wiclef, voulut qu’après sa mort, on l’écorchât ; et que, de sa peau, on fît un tambour, que l’on emporterait, lorsqu’on prendrait les armes contre ses ennemis ; estimant aider ainsi à la continuation des avantages qu’il avait obtenus, dans les guerres qu’il avait dirigées contre eux. — Certaines tribus indiennes portaient de même au combat contre les Espagnols, les ossements d’un de leurs chefs, en raison des chances heureuses qu’il avait eues en son vivant ; d’autres peuplades, sur ce même continent, traînent avec elles, lorsqu’elles vont en guerre, les corps de ceux de leurs guerriers qui se sont distingués par leur vaillance et ont péri dans les combats, comme susceptibles de leur porter bonheur et de servir d’encouragement. — Des exemples qui précèdent, les premiers montrent le souvenir de nos hauts faits, nous suivant au tombeau ; les derniers attribuent, en outre, à ce souvenir, une action effective.

Fermeté de Bayard sur le point d’expirer. — Le cas de Bayard est plus admissible : ce capitaine, se sentant blessé à mort d’une arquebusade dans le corps, pressé de se retirer du combat, répondit que ce n’était pas au moment où il touchait à sa fin, qu’il commencerait à tourner le dos à l’ennemi ; et il continua à combattre, tant que ses forces le lui permirent ; jusqu’à ce que se sentant défaillir et ne pouvant plus tenir à cheval, il commanda à son écuyer de le coucher au pied d’un arbre, mais de telle façon qu’il mourût le visage tourné vers l’ennemi ; et ainsi fut fait.

Particularités afférentes à l’empereur Maximilien et à Cyrus. — J’ajouterai cet autre exemple, comme aussi remarquable en son genre que les précédents : l’empereur Maximilien, bisaïeul du roi Philippe actuellement régnant, était un prince doué de nombreuses et éminentes qualités, et remarquable entre autres par sa beauté physique. Parmi ses singularités, il avait celle-ci qui ne ressemble guère à celle de ces princes qui, trônant sur leur chaise percée, y traitent les affaires les plus importantes, c’est que jamais il n’eut de valet de chambre avec lequel il fût familier, au point de se laisser voir par lui à la garde robe ; il se cachait pour uriner, aussi pudibond qu’une pucelle, pour ne découvrir à qui que ce fût, pas même à son médecin, les parties du corps qu’on a coutume de tenir cachées. Moi, qui ai un langage si libre, je suis cependant, par tempérament, également enclin à semblable retenue ; et, à moins que je n’y sois amené par nécessité ou par volupté, je n’expose guère, aux yeux de personne, les parties de mon corps ou les actes intimes que nos mœurs nous font une loi de dérober à la vue ; et je m’en fais une obligation plus grande, qu’à mon sens il ne convient à un homme, surtout à un homme de ma profession. L’empereur Maximilien en était arrivé à une telle exagération, qu’il ordonna expressément dans son testament, qu’on lui mît un caleçon quand il serait mort ; il eût dû ajouter aussi, par codicille, que celui qui le lui mettrait, le ferait les yeux bandés. — La volonté qu’exprima Cyrus à ses enfants, que ni eux, ni personne ne touchât à son corps après sa mort, vient, j’imagine, de quelque pratique de dévotion qui devait lui être propre ; et, ce qui me porte à le croire, c’est que son historien et lui-même, entre autres grandes qualités, ont manifesté dans tout le cours de leur vie, un soin et un respect tout particuliers pour la religion.

Nos funérailles doivent être en rapport avec notre situation, et n’être ni d’une pompe exagérée ni mesquines. — Le fait suivant ne me plaît guère ; il m’a été conté par un homme de haut rang et s’applique à une personne qui me touche de près, assez connue par les situations qu’elle a occupées pendant la paix comme durant la guerre. Cette personne, qui mourut à sa cour à un âge avancé, souffrant cruellement de la pierre, passa ses dernières heures, uniquement occupée à régler avec un soin exagéré la cérémonie de son enterrement, s’appliquant à ce qu’elle eût le plus de relief possible. Il demandait à toute la noblesse qui le visitait, d’engager sa parole d’assister à son convoi ; au prince lui-même, de qui je tiens le fait et qui le vit à ses derniers moments, il demanda avec instance d’y faire assister sa maison, citant des exemples, donnant des raisons pour prouver que cela était dû à un homme de sa condition ; et, en ayant obtenu la promesse et arrêté, selon ses idées, la distribution et l’ordre de cette parade, il sembla expirer satisfait. Je n’ai guère vu de vanité plus persistante.

S’ingénier à régler son service funèbre, soit d’une façon bizarre, soit avec une parcimonie peu ordinaire ; le réduire par exemple à un serviteur se bornant à porter une lanterne est une singularité inverse de la précédente, quoique sa proche parente, et dont aussi je trouverais aisément des exemples dans ma famille. Il en est cependant qui l’approuvent ; de même qu’ils approuvent la défense que fit Marcus Lepidus à ses héritiers, d’employer à son égard le cérémonial accoutumé en pareil cas. Si en agissant ainsi, on croit faire acte de tempérance et d’austérité, en évitant une dépense et une satisfaction dont nous ne serons plus à même d’être témoin ni de jouir, c’est là une réforme aisée et peu coûteuse. S’il me fallait décider sur ce point ; je serais d’avis que dans cette circonstance, comme dans toutes les actions de la vie, chacun doit se régler sur sa situation dans la société et que le philosophe Lycon fit acte de sagesse, quand il prescrivit à ses amis de l’enterrer là où ils trouveraient que ce serait pour le mieux et de lui faire des funérailles ni exagérées, ni mesquines. En ce qui me touche, qu’on se conforme simplement à ce qui sera dans les usages ; je m’en remets à la discrétion de ceux à la charge desquels je me trouverai à ce moment : « C’est un soin qu’il faut mépriser pour soi-même et ne pas négliger pour les siens (Cicéron). » Saint Augustin parle un langage digne de lui, quand il dit : « Le soin des funérailles, le choix de la sépulture, la pompe des obsèques, sont moins nécessaires à la tranquillité des morts, qu’à la consolation des vivants. » C’est dans ce même esprit que Socrates répondait à Criton lui demandant, au moment de sa mort, comment il voulait être enterré : « Comme vous voudrez. » Si j’étais amené à m’en occuper complètement, il me plairait assez d’imiter ceux qui, de leur vivant et en pleine possession d’eux-mêmes, entreprennent de jouir par avance des honneurs funèbres qui leur seront rendus et se délectent à voir leur effigie reproduite sur le marbre de leur tombeau. Heureux ceux pour lesquels voir ce qu’ils seront, quand ils ne seront plus, est une jouissance et qui vivent de leur propre mort.

Cruelle et dangereuse superstition des Athéniens sur la sépulture à donner aux morts. — Bien que je tienne la souveraineté du peuple comme la plus naturelle et la plus rationnelle, peu s’en faut que je n’en devienne un adversaire irréconciliable tant j’éprouve d’aversion contre elle, lorsque je me remémore l’injustice et l’inhumanité du peuple d’Athènes, condamnant à mort, sans même vouloir les entendre dans leur défense, et ordonnant l’exécution immédiate de ces vaillants capitaines qui venaient de vaincre les Lacédémoniens, près des îles Argineuses, dans la bataille navale la plus disputée et la plus considérable que les Grecs aient jamais livrée sur mer, par l’importance des forces, entièrement composées de navires grecs, qui se trouvaient en présence. Et pourquoi cette condamnation ? Parce que ces chefs, après la victoire, s’étaient appliqués, conformément aux principes de l’art de la guerre, à poursuivre les résultats qu’elle pouvait leur procurer, au lieu de s’attarder à recueillir leurs morts et à leur rendre les derniers devoirs. L’odieux de cette exécution est encore accru par l’attitude de Diomédon, l’un des condamnés, soldat et homme politique de haut mérite. Après le prononcé de la sentence, le calme s’étant rétabli dans l’assemblée, et se trouvant seulement alors, avoir possibilité de prendre la parole, Diomédon, au lieu d’en user pour le bien de sa cause, de faire ressortir l’évidente iniquité d’un si cruel verdict, n’a souci que de ses juges ; il prie les dieux que ce jugement tourne à leur avantage, et leur fait connaître les vœux que ses compagnons et lui ont faits à la Divinité, en reconnaissance de l’éclatant succès qu’ils ont obtenu, afin que faute de les tenir, ils ne s’attirent la colère céleste ; puis, sans rien ajouter autre, sans faire entendre aucune récrimination, il marche courageusement au supplice.

Quelques années après, la Fortune punit les Athéniens par là même où ils avaient péché : Chabrias, capitaine général de leur flotte, ayant battu, près de l’île de Naxos, Pollis amiral de Sparte, perdit, par la crainte d’un sort semblable, tout le fruit immédiat d’une victoire qui était pour eux d’une importance capitale. Pour ne pas laisser sans sépulture les corps de quelques-uns des siens qui surnageaient sur les flots, il laissa échapper un nombre considérable d’ennemis qui, mis à nouveau en ligne contre lui, lui firent, depuis, payer cher l’observation si inopportune de cette superstition. — « Tu voudrais savoir où tu seras après ta mort ? Tu iras où sont les choses encore à naître (Sénèque). » Une autre école, au contraire, concède en principe le repos au corps que l’âme abandonne : « Qu’il n’ait pas de tombeau pour le recevoir et où, déchargé du poids de la vie, son corps puisse reposer en paix (Ennius). » Tout nous porte à croire que la mort n’est pas notre fin dernière ; et la nature elle-même nous fournit des exemples de relations mystérieuses entre ce qui n’est plus et ce qui vit encore : le vin ne subit-il pas dans la cave des modifications correspondant à celles que les saisons impriment à la vigne ; ne dit-on pas aussi que les viandes provenant des animaux tués à la chasse conservées dans les saloirs, se modifient et que leur goût change, comme il arrive de la chair ces mêmes animaux encore vivants.